Quand j’ai débarqué à Gap avec mon kangoo tout moisi
Que j’ai garé dans la pente pour qu‘il redémarre
Tough suçait son pouce en ronflant dans son lit
J’lui ai dit prépare toi, on va au glacier noir.
Il est six heures et demie quand nous arrivons au pied de la face nord des Ailefroides, et nous avons la même acuité visuelle que Ray Charles dans un placard. Nous nous équipons en attendant que le crépuscule fasse place aux promesses de l’aube. Pendant que le jour se lève sur ma banlieue, j’ai froid, c’est pourtant pas l’hiver. A lumière du jour, les vagues intuitions issues d’élucubrations informatiques de mon valeureux partenaire Jonathan Isoard, dit « Tough », sont vérifiées : la ligne convoitée semble être grimpable. La présence d’un fin ruban blanc, dans le raide mur où se tiennent les difficultés, me font oublier les inquiétantes paroles de mon partenaire : « De toutes façons, si y’a pas de conditions ça passera quand même en dry. ».
Le rythme « Isoard » qu’adopte mon partenaire, en plus de m’exténuer, laisse largement transparaître une exaltation que toute ma mauvaise foi ne saurait enrayer.
La rimaye se montrera plus clémente que prévu. Cependant néanmoins, en plus de mes indispositions techniques en glace, je possède un talent certain pour me placer en situation critique lorsque le terrain semble débonnaire. Ainsi le délai nécessaire au franchissement de ce modeste obstacle me permit d’entamer les travaux de recherche préliminaires en vue de ma prochaine thèse concernant l’intégration progressive des segments corporels dans l’évolution du twist chez les réticulums endoplasmiques. Trois minutes après avoir établi le relais, Tough apparut.
S’en suivit une enfilade de petites goulottes et de pentes remplies d‘authentique neige polystyrène, loin de la de neige de pacotille que l’on trouve dans tous les magasins de souvenirs de tarentaise, dont l’excellente qualité nous laissa envisager d’utopiques plaquages verticaux permettant de parfaits ancrages. Je fus le premier à être confronté à la rudesse du retour à la réalité, dès que les difficultés commencèrent, les plaquages furent bien plus éphémères.
Dans l’espoir que je m’acquitte de ma part de difficulté en tête, je partit conquérant dans la première longueur sérieuse : une traversée ascendante annoncée M5. Cherchant un ancrage pour mon piolet dans les dalles rocheuses compactes recouvertes de neige poudreuse avant de m’élancer dans un pas de traversée dont l’issue favorable m’apparaissait plus aléatoire que de gagner l’euro million. Je pris mes responsabilités et fis courageusement demi tour sous les huées du public, qui me rejoignit au relais en ronchonnant. Tough survola la traversée et s’offrit le luxe de prolonger son échauffement avec le début de la longueur suivante.
A partir de dorénavant et jusqu’à naguère nous entrons dans le vif du sujet, avec deux longueurs en M6 (les lofteurs, Benjamin Castaldi, Buffy et les vampires…). La première, assez courte, est un dièdre sans pied opposable dans un rocher en état de putréfaction avancé. Les projectiles minéraux qui me fouettaient le visage m’empêchaient de sombrer dans la torpeur léthargique usuelle de l’assureur et me maintenaient ainsi dans un état de vigilance aiguë. Le relais suivant semblait bien plus propice à satisfaire ma tranquillité, mais c’est contraint par mon plein gré que je suivis avec attention l’évolution de Jonathan. Il livra pendant une heure et demie un âpre combat vertical dans une escalade proche de la reptation ascensionnelle, ponctuée par des chutes de blocs et de coinceurs (nous n’avons pu déterminer lequel des deux maintenait l’autre), plaçant épisodiquement des PAP (point d’aide psychologique) dont la précarité n’avait d’égale que l’espacement, Tough parvint indemne au relais, 55 mètres plus haut. En chutant par deux fois en second, j’ai pu prendre toute la mesure des ressources de mon camarade, les amas verticaux de rocher déliquescent, recouvert de neige inconsistante interdisaient un quelconque arrêt. Les deux longueurs restantes opposèrent une moindre résistance et permirent de grimper plaisamment sans se soucier de l’issue fatale que sanctionnerait une chute éventuelle.
La fin de l’itinéraire est constituée d’un enchaînement de courts ressauts et de pentes de glace, tantôt aérée, tantôt vitrifiée, nos mollets outrepassèrent leur limite de résistance. Je n’ai jamais si ardemment désiré obtenir les jarrets d’acier de Marco Pantani, quitte à devoir finir mes jours à Rimini.
Lorsque Tough me rejoignit au sommet, en faisant des sprints fractionnés, cela faisait un quart d’heure que je mastiquais mes chaussettes pour en récupérer l’eau. Je le pris dans mes bras dans un élan d’exaltation sommitale, il me repoussa en détournant ses organes olfactifs et me tint à peu près ce langage : « Casse toi tu pues ».
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