Vendredi 28 décembre au soir au bureau de l’école de ski, je préviens un peu tard le chef que je ne serai présent ni dimanche ni lundi. « Tu vas rater la semaine » me prévient-il, ainsi que les honoraires correspondant à l’encadrement des stages hors-pistes sur le domaine de Serre Chevalier. Bien que ceux-ci me procurent fortune et admiration me permettant de parader le torse bombé dans mon bel uniforme parmi mes semblables, qui le regard empli d’une jalouse rivalité, me cèdent la priorité dans la file d’attente des télésièges, je délaisse ces privilèges pour succomber à la tentation du projet que me soumet Benjamin : une ascension hivernale en face nord de la Meije.
Ce guide aussi jeune que talentueux, fin connaisseur du massif des écrins, est à l’affut du moindre créneau favorable à une excursion en montagne et prépare celles-ci avec la minutie d’un stratège russe devant un échiquier. Alors que devant mon fastueux miroir Louis XVI je me drapais consciencieusement de mes plus beaux apparats pour faire la cour à la reine Meije : piolets nacrés rutilants, farandoles de mousquetons étincelants, baudrier en cuir ajusté, je reçus un message laconique : « prends ton matos perso (chaussures, crampons, casque), je m’occupe du reste ».
Le ton est donné, Benjamin m’envoie un tableau croisé dynamique comparant poids et encombrement du matériel au gramme près, ainsi que trois topos de la voie recoupant les témoignages des derniers parcours connus.
Je ressens enfin ce que peuvent éprouver les valeureux clients que nous accompagnons : une injonction stricte alliée à une prise en main rassurante.
En quittant le télé-féerique de la Grave, nous passons le col de la Girose, la brèche du Râteau et remontons le vallon des étançons. Le temps est bon, le ciel est bleu, j’ai un ami qui est aussi amoureux de son sandwich qu’il dévore, que de la montagne qu’en spécialiste il m’énumère toutes les variantes visibles parcourues à ski la saison passée.
Le passage d’un couple de camarades nous précédant, jusqu’à la brèche de la Meije, permet d’utiliser leur trace et rejoindre le refuge du Promontoire à moindre effort.
Il nous faudra déneiger la porte puis le sas d’entrée avant de profiter de la douceur réconfortante du soleil à travers les fenêtres. Au menu ce soir : un festin lyophilisé, j’ai craint un instant de ne pas avoir emporté assez de gaz pour préparer les myriatonnes de provisions. « Bien manger, bien dormir, bien marcher ! » nous avait prévenu un guide bourru à mes débuts en famille de vacanciers parisiens plein d’enthousiasme naïf. C’est maintenant intégré et à 18h30 nous dormions d’un profond sommeil.
Départ à 3h30 à skis. Nous les déposons à la rimaye pour commencer à grimper à 5h30. La veille nous nous étions facilement accordés sur la stratégie : pas de corde tendue et nous alternerons le premier de cordée toutes les quatre longueurs.
Benjamin démarre dans les pentes de glace et se faufile entres les ilots rocheux du pied de la face, les courts passages d’escalade rencontrés sont secs, le rocher correct et l’itinéraire plutôt logique, du moins tant que je suis les traces de mon camarade. Nous remontons la partie gauche de la face nord en cheminant à l’aplomb d’une fissure rayant un mur aussi raide qu’intimidant. Les difficultés s’intensifient à la fin du premier tiers, avec le franchissement d’un passage en 6b, dont la verticalité semble s’accroitre à mesure que mes bras s’acidifient ; je parviens à protéger, temporise la fatigue et rétablis avant de me sauver vers un emplacement de relais.
En me rejoignant Benjamin me signifie que j’ai raté un piton, pourtant crucial. Il semblerait que mon état de concentration ne me permettait que de regarder la prise d’après, favorisant la fuite en avant.
En remontant des rampes mixtes, nous rejoignons l’itinéraire de la directe nord, qui est plus souvent parcourue et de fait plus fournie en pitons vibrants et relais sur sangles en putréfaction. Benjamin grimpe efficacement les retorses longueurs suivantes qui le poussent à enfiler les chaussons. Ce sera la seule fois que nous quitterons les crampons qui, s’ils s’avèrent efficaces sur les réglettes, sont prompts aux étincelants dérapages en dalles.
Notre flair infaillible nous conduit jusqu’à une cheminée enneigée dont mon obstination bornée à attaquer frontalement le second ressaut m’empêcha de saisir l’astuce d’un contournement aisé et me conduisit à forcer un passage direct des plus énergivores. En second, je m’émerveille souvent de la clairvoyance de mon compagnon autant que de sa dextérité, j’espère secrètement qu’il en est de même pour lui, mes vaines espérances s’écroulent lorsqu’en me rejoignant il clame « t’as encore raté un piton ! ».
J’en suis convaincu, à mesure que nous grimpons, nous nous rapprochons du sommet. Cette proximité renforce l’intensité des dernières longueurs qui restent toujours grimpantes et difficilement protégeables ; l’ambiance est très aérienne, l’escalade oblige à retirer les gants alors qu’une froide brise engourdit nos doigts et que certains passages interdisent la chute. Ces derniers mètres sont aussi beaux qu’intenses. Nous sommes au sommet à 16h, sous un ciel céruléen, nous savourons l’instant en avalant un peu de neige et quelques cailloux que notre robuste organisme aura vite assimilés. La descente sera aussi rapidement absorbée grâce aux rappels judicieusement répartis le long de la voie normale et de la face ouest (nous empruntons ceux de la voie « l’horreur du bide ») et nous rejoignons le refuge à 18h pour un nouveau festin.
Le 31 au matin en franchissant une nouvelle fois la brèche de la Meije pour aller récupérer nos skis abandonnés la veille, nous croisons Heino, un volubile randonneur allemand parti à pieds de Bourg d’Oisans dix jours auparavant, et qui compte retrouver la Bavière en kayak pour la saint valentin. La descente du glacier de la Meije clôtura magnifiquement notre escapade et l’année 2019.
Guides Ecrins