Les 4 et 5 Septembre 2020
Ouverture en Face Est des Bans, « Bans Bino ! »
450m 7a+ max 6c obligatoire.
A mesure que nous remontons le glacier des Bans, je me rends bien compte que nous nous rapprochons de la paroi.
Cela contribue à me rasséréner, car à nous trois nous avons dû parcourir ce cheminement une dizaine de fois, et il serait malvenu que nous nous égarâmes sans circonstances atténuantes : nuit et brouillard, panne sèche de nos outils de navigation, ébriété, tremblement de terre…
Cette confiance est démultipliée par la présence réconfortante de mes valeureux partenaires. Leurs torses bombés d’ambition, leurs enjambées sûres et puissantes, et leur moral d’airain n’ont de cesse de me subjuguer. Je me redresse pour contempler l’itinéraire convoité, et fait part à mes compagnons qu’il me semble évident que notre cordée ne sera pas mise en difficulté par ce ridicule monticule de pierrailles dont l’escalade saurait tout juste satisfaire des néophytes.
Cet élan d’humilité est enrayé aussi vite que les pierres nous tombent dessus, me permettant de recouvrer la lucidité nécessaire au franchissement des crevasses béantes qui attendent que je succombe à la tentation de leurs mille éclats de saphir afin de me retenir à tout jamais prisonnier.
La fortune faisant bien les choses c’est Mathieu, initiateur du projet, que le destin choisit pour s’élancer en premier. Il a tout particulièrement à cœur de boucler l’ascension dans le délai imparti des deux journées, car au-delà, le terme de la seconde grossesse de sa douce compagne sera atteint et aucun retard ne saurait être envisageable. Quand bien même nous serions égarés dans le brouillard de nuit, sans GPS, avant qu’un tremblement de terre ne nous engloutisse.
Avec la grâce d’un faon, Mathieu bondit de prises en prises en prenant soin de les jeter hors de notre portée après usage. Fort heureusement le profil couché de la première longueur, s’il ne rend pas possible d’hisser le sac, permet toutefois d’emprunter le cheminement de son choix. Bien que Benjamin prenne soin de nettoyer les prises amovibles que Mathieu n’a pas arrachées, je suis forcé d’admettre ma présomption. En effet l’escalade en baskets avec le sac de hissage sur le dos du ressaut en 5 de cette seconde longueur, me demanda bien plus d’efforts qu’aux esclaves égyptiens pour bâtir la grande pyramide du Louvre.
A l’appréciation de la prestation de Mathieu dans la longueur suivante, mes derniers espoirs d’échapper à l’étroitesse des chaussons d’escalade s’envolèrent. Il franchit prestement un mur improtégeable, et s’affaira dans un raide dièdre fissuré avant d’établir le relais et de nous convier à le rejoindre pour nous délecter de cette belle escalade. Cet homme condense expérience et efficacité dans un corps de lutteur gréco-romain.
C’est à mon tour de grimper en tête, contrairement à mes camarades, c’est la première fois que j’évolue sans suivre les indications d’un topo. Si l’on ne tient pas compte des variantes ouvertes lors d’erreurs d’itinéraires, qui pour certaines se poursuivirent jusqu’au bout de mon obstination.
Je partis le cœur léger, confiant à mon flair de guider mes pas, grimpant ce qui me semblait le plus logique. Alors engagé dans une cheminée en rocher à géométrie variable, je me demandais s’il convenait de mener l’entreprise à son terme, tant la répétition de l’itinéraire me semblait jusqu’alors peu recommandable. Au relais, mes camarades surent me persuader d’aller voir plus haut si les prises étaient meilleures. Quelques mètres plus loin, vaché sur un coinceur enfoncé dans une écaille vibrante, les pieds en ébullition, je scrutais le mur à la recherche d’un passage sinon grimpable en libre, du moins protégeable. Une vague rampe de prises de pieds en oblique à gauche me permit d’envisager une issue qui, si elle s’avéra grimpable, ne fut guère protégeable. Pour témoin le seul point posé dans la traversée avant le relais s’arracha lorsque Benjamin s’arrima dessus afin de tenter de placer un piton. Devant la médiocrité des protections naturelles et le risque encouru en cas de chute, nous nous résolûmes la mort dans l’âme à percer un trou et y enfoncer un bon goujon inarrachable.
Une courte longueur vers la gauche nous conduisit sur le fil du pilier, d’où nous pûmes prendre conscience qu’une escalade semblant plus aisée permettrait de rejoindre ce point depuis le relais en haut de la cheminée, évitant la partie exposée en traversée. Mon grand nez ne me procure pas le flair escompté.
Benjamin trépigne à nos côtés, il n’a pas encore grimpé en tête, son impatience se mesure à la diversité des thèmes abordés au relais. Si nous l’écoutons volontiers soliloquer sur le libre arbitre ou nous relater ses aventures solitaires en montagne, nous préférons le laisser passer devant lorsqu’il commence à nous parler des programmes de Disney Channel. De son regard de velours il ausculte les difficultés à franchir avant de s’élancer à pas feutrés, son efficacité n’a d’égale que sa polyvalence, c’est ébahis qu’avec Mathieu nous assistons à sa fulgurante ascension dans ce qui sera la longueur la plus dure de la voie.
Plutôt (le chien de Mickey) que de grimper jusqu’au bout de la nuit sans frontale, descendre par la voie du névé ovale et déraper sur le glacier sans crampons, (laissés au départ de la voie), pour tenter de finir l’ascension en une grosse journée, nous choisissons de descendre en fixant l’ensemble des cordes disponibles pour nous en retourner festoyer au refuge des Bans jouir d’un repos salvateur, nous permettant de savourer paisiblement la seconde journée d’ouverture. C’est avec un filet de bave à la commissure des lèvres que dévalons les éboulis en songeant au délicieux et abondant repas qui nous attend. Et c’est avec une pointe de jalousie que nous contemplons Benjamin transpercer l’azur sous son parapente pendant que nous limons consciencieusement nos cartilages dans les pierriers.
La stratégie s’avéra payante, car le lendemain nous ne sentions aucune fatigue et ne mîmes que deux fois plus de temps que Benjamin à rejoindre les cordes fixes, qui déjà à pied d’œuvre se tenait prêt à enfin déguster la surprise du gardien concoctée pour le petit déjeuner. Stéphane avait pris soin de nous préparer de délicieux petits pains perdus et nous avons eu toutes les peines du monde à ne pas dévorer la part de Mathieu pendant qu’il récupérait les 180m de corde et les coinceurs.
Avec célérité et maîtrise Benjamin et Mathieu grimpèrent les trois dernières longueurs de l’itinéraire. Nous parcourûmes de très beaux passages d’escalade aux protections saines, ce qui acheva de me réconcilier avec notre démarche.
Du sommet des difficultés, il nous restait à parcourir 150m sur le pilier est, en bon rocher et bien moins raide. Mathieu cavala en tête pour rejoindre le sommet, il sentit se rapprocher le moment où il devrait couper le cordon. Et en bon père de famille, il fût bien présent pour accueillir sa resplendissante petite fille, née le jour suivant.