Par le guide Claude Albrand. Texte tiré du livre « 100 ans de Guides en Écrins », éditions du Fournel. Texte complété.
Question classique, souvent posée par les clients ou par les compagnons de cordée : "Quelle est votre plus belle ascension en montagne ? Votre plus beau sommet ? Votre plus belle journée de guide ?"
Tout le monde s’attend à un récit de voie extrême, à I’autre bout du monde, dans des conditions exotiques ou difficiles, et chacun ouvre de grands yeux lorsque j’affirme sans hésiter que ma plus belle journée de guide, le plus beau et meilleur souvenir professionnel de ma carrière, c’est « la montée au refuge des Écrins ».
Même pas un sommet !
Non, mais l’une des plus belles journées que puisse connaître un alpiniste, qu’il soit amateur ou guide de haute montagne.
En tout cas la plus belle et la plus émouvante de mes journées en montagne.
En 1969, je suis encore aspirant guide. André, le secrétaire, après s’être assuré du refus de tous les guides plus anciens, qui refusaient non pas car se croyant dévalorisés par le but de cette course, mais plutôt car insuffisamment payé, me proposa une cliente, à accompagner au refuge des Écrins.
– « Pour faire quelle course ? » Demandais-je.
– « Non, pas une course, I’aller-retour au refuge dans la journée, demain »
Les autres guides ont refusé, la course n’étant que peu payé, ils ont préféré autre chose, un vrai sommet.
Moi je débute, je n’ai pas le choix. Rien de mieux ne me serait proposé.
Je ne sais pas encore que je vais vivre la plus belle journée de ma carrière.
– « La dame a quatre-vingts ans, précise André. Va la voir à l’hôtel chez Rolland, à côté, elle attend pour la mise au point de demain ».
Le réceptionniste de l’hôtel fait appeler Madame. Arrive en trottinant une petite dame digne, mince, maigre, robe noire longue, jusqu’aux chevilles, type dessin de Faizant, cheveux blancs, chignon strict, bas noirs tirés sur des bottines noires.
Elle m’explique très posément et d’un seul trait - « Qu’elle s’est préparée pour cette journée, habite à Paris au cinquième étage, a monté elle-même sans ascenseur, pour s’entraîner, ses seaux de charbon tout I’hiver »
Je n’eus même pas à lui demander pourquoi elle désirait aller à ce refuge, elle continua - « Qu’elle était venue en 1909 à la cabane Caron avec son mari en voyage de noces, elle avait vingt ans. Qu’ils n’avaient pu faire le Dôme à cause du mauvais temps. Que les quelques occupants du refuge avaient fait demi-tour. Que son couple avait fait grasse matinée, que leur premier enfant avait été conçu là, dans cette cabane, dans la tempête. "
Elle continua de parler : - " Qu’ils avaient fait le vœu de revenir à ce refuge... Et même de monter au Dôme des Écrins"
Je la devinais émue. Le temps sembla rester suspendu. Je respectais son moment de silence.
Et elle continua : - "Qu’ils n’avaient jamais pu revenir aux Écrins, que la guerre de 1914 en avait décidé autrement, puis le travail, la famille, les enfants, les cinq enfants. Puis la guerre de 1939. Le métier prenant de son mari, la mort de son mari. Tout s’était ligué pour contrarier ce retour vers les Écrins.
Et qu’à 80 ans, oui, quatre-vingt ans, son projet était de retourner à cette cabane et revoir le Dôme, que sa motivation était forte, qu’elle avait décidé d’y arriver, que malgré son âge elle y arriverait ».
Et elle ajouta - « Qu’elle avait décidé de s’offrir cette course avec un guide ».
Elle s’arrête de parler, mais je sens qu’elle a encore quelque chose à dire.
J’attends. Elle annonce que - « Ses malles ont été égarées par le transporteur. Qu’elle n’aura pas d’autres vêtements que ce qu’elle a sur elle, et qu’elle monterait en robe sur le glacier ».
Nous allons lui louer des chaussures. Les trouvant trop dures, trop rigides, trop lourdes, elle décida - "Je monterai en bottines". Avec ses bottines vernies à petits talons. Je porterai tout de même ses grosses chaussures dans mon sac... inutilement, aller-retour.
Nous lui louons un piolet. Elle le trouve trop pointu, trop lourd, trop encombrant, trop dangereux, elle décida - "Je me servirai de ma canne habituelle". Je porterai tout de même son piolet sur mon sac... inutilement, aller-retour.
Comme ses crampons... inutilement, aller-retour.
Je devine qu’elle a encore quelque chose à dire. J’attends.
Elle précise que - « Mal voyante et sous traitement de médicament pour les yeux, elle ne voit assez bien que pendant la durée de I’effet du traitement, c’est à dire quelques heures par vingt-quatre heures, et ne peut en abuser, et que même en forçant un peu la prise, elle resterait mal voyante une partie de la journée ».
Nous partions donc pour 1 500 mètres de dénivelée montée et autant de descente, dix à douze heures de marche, dont huit heures presque en aveugle, et ceci à quatre-vingts ans !
Depuis Ailefroide jusqu’au refuge des Écrins - qu’elle appelait bien évidemment "cabane Caron" - mi-aveugle, rapide, irrégulière, s’arrêtant aux endroits les plus inattendus, bavarde, volubile, espiègle, la marche fut un échange riche de souvenirs, de géologie, de glaciologie, d’histoires du pays, d’Histoire tout court, et mieux encore d’Histoires de la Vie.
Nous passons sur le Glacier Blanc qui, dans ces années, arrive encore à combler tout le vallon suspendu, pour retrouver la rive gauche de plain pied au niveau du lac Tuckett.
Elle reconnait la cabane Tuckett de 1896 et son toit en charpente.
Je lui explique que cette cabane avait eu en un toit en dôme en 1886. Elle fut précédée d’un bivouac pompeusement nommé "hôtel Tuckett".
Nous nous arrêtons au refuge du Glacier Blanc qui fut construit à partir de 1942 à 2550 m, avec 400 tonnes de matériaux montés à dos d’homme, sous la direction du guide Jean Giraud.
Nous montons encordés sur un glacier recouvert d’une abondante neige, pas de crevasses visibles, pas de séracs, et terminons par une longue diagonale sous le Pic de Neige Cordier. Ce cheminement facile nous amène sans partie raide à 3170 mètres, à hauteur du refuge des Écrins.
Sa robe longue n’empêche pas l’encordement à la taille, De toute façon en 1969 les baudriers ou harnais n’existaient pas.
Je lui expliquais que la cabane Caron de douze places où la jeune mariée de vingt ans avait passé sa nuit de noces en 1909, voici soixante ans, avait été construite en 1903.
Que cette cabane porte le nom d’Ernest Caron, président du Club Alpin Français de 1898 à 1901 et de 1904 à 1907.
Qu’elle a été construite à l’abri des avalanches, et à l’abri de la reptation de la neige, à l’abri des mouvements du glacier, sur une terrasse à l’aplomb de Roche Paillon.
Que les matériaux ont été portés par sept guides et six porteurs qui gagnent 30 francs pour 100 kilos portés de L’Argentière-la-Bessée, jusqu’à l’emplacement à 3 170 m.
Aucune route, uniquement des chemins piétons après Vallouise et Pelvoux !
Que cette première cabane a été détruite par un incendie en 1921.
Qu’elle fut reconstruite un peu plus grande l’année suivante, en 1922, avec trente six places, en une seule pièce, servant à la fois de logement pour le gardien, de cuisine, de séjour, et de dortoir collectif.
Que la route arrivera à Ailefroide plus tard, et au Pré de Madame Carle en 1935, route en terre battue, non goudronnée.
Que cette deuxième cabane Caron de 1922 a été construite par l’entreprise Bayrou qui l’expose à Briançon, avant que les onze tonnes de matériaux soient montées à dos d’homme à 3170 m sous la direction d’un jeune guide de 22 ans, Pierre Félix Engilberge de Pelvoux.
Que ce même modèle de cabane Caron 2me série de 1922 sera également installé à la Pilatte accès depuis La Bérarde, au Sélé depuis Ailefroide, et à Adèle Planchard de la STD 3 173 m, depuis Villar d’Arène, après avoir servis lors de « l’Exposition Internationale de la Houille Blanche et du Tourisme » à Grenoble en 1925.
Que Milou Cortial, guide du pays, en a été le premier gardien.
Que nous y dormions souvent à quatre vingt dix personnes.
Que cette année en 1969 le nouveau refuge appelé désormais "des Écrins" venait d’être terminé pour cent vingt couchettes.
Que les matériaux ont été montés par héliportage.
Que les graviers, pierres et sables ont été extraits sur place.
Que cet énorme tronc de mélèze encore planté à proximité du refuge servait de point d’ancrage pour le câble téléporteur amenant le sable et les graviers pris à proximité.
Qu’on pourrait croire que ce tronc d’arbre est un vestige des forêts de l’époque non glaciaire.
Que la vieille cabane aurait dû être conservée en l’état, encore solide, mais que l’architecte ayant eu la déplorable idée de faire installer une inefficace cheminée à foyer ouvert, au lieu d’un simple poêle, les ouvriers puis les utilisateurs ont cassé et démoli l’ancien refuge pour en brûler le bois.
Qu’il en reste quelques poutres placées en guise de marches d’escalier.
Que c’est dommage car cette vieille cabane aurait servi de "mémoire" pour les générations suivantes, montrant ce qu’était un ancien refuge.
Que c’est dommage car ce "dortoir supplémentaire" aurait été fort utile les jours d’affluence.
Arrivé au refuge elle commanda deux repas... Elle ne toucha presque pas au sien, et je mangeai les deux !
À ma demande le gardien Benjamin nous avait réservé la table la mieux placée. Avec vue splendide sur les Écrins.
Elle regardait sans arrêt par la fenêtre vers ce sommet étincelant de Ia Barre et du Dôme. Et je I’ai vu à la fois sourire et pleurer, mais c’est moi qui me suis détourné pour cacher mes larmes. Moment d’émotion intense.
Je ne sais plus son nom, mais je I’ai toujours appelé Mme Lebonheur, car elle m’a apporté le plus beau souvenir de ma carrière, loin devant les exploits prestigieux ou les expéditions lointaines, loin devant les grands sommets que, comme la plupart des guides, j’ai eu l’occasion de gravir sur tous les continents du monde.
Une leçon de courage, de volonté, de persévérance.
Une simple journée de bonheur pour toute une vie.
Et c’est elle m’a donné l’envie de parcourir la montagne... au moins jusqu’à quatre-vingt ans.
Claude Albrand, guide au bureau des Écrins depuis d’un demi-siècle.
Cet ouvrage "100 ans de guides en Écrins" est en vente aux bureaux des guides à Vallouise et Ailefroide, dans les bonnes librairies, ou renseignements auprès de l’auteur.