Publié par le guide Julien Cruvellier De Luze
La corde se tend, le halo de votre lampe frontale arrache aux ténèbres la trace de vos prédécesseurs, le regel nocturne facilite vos pas. Car hier en arrivant en fin d’après-midi au refuge vous aviez l’impression de marcher dans une cuve de raisin prêt à fermenter en tonneaux, d’ailleurs il vous paraît possible que ce soit le gardien qui fabrique son vin et le piétine sans prendre la précaution élémentaire d’ôter ses sandales, ce qui expliquerait le goût de champignon.
La corde se tend, le guide propose de marquer une pause. Il n’y a pas de trombinoscope au bureau des guides permettant de choisir celui qui aurait le physique le plus avantageux, on vous a attribué au hasard des disponibilités ce grand type sympa qui parle autant qu’un animateur de jeu télévisé, vous craigniez de retomber sur le vieux qui ne mange que la croûte du fromage ou les miettes coincées dans sa moustache. La profondeur de vos réflexions ne vous permet d’entendre ses conseils : « On change l’encordement, c’est ici que la partie raide commence ».
La corde se tend, les yeux rivés sur les crampons du guide qui pénètrent si facilement la neige dure, vous repensez à l’école de cramponnage la veille sur les lames terminales du glacier, vous appréciez la cohérence pédagogique de cette sortie en deux journées permettant de balayer d’un revers de main vos appréhensions sur vos capacités à tenir debout au flanc de ces pentes gelées menant au sommet.
Le jour se lève, vous avez froid ce n’est pourtant pas l’hiver. La montagne en face change de couleur, sortant de l’obscurité elle s’éclaire et passe du rose pastel à l’orange jus de mangue. Cet instant vous foudroie de sa beauté transcendante, vous ne forcez plus, votre corps est porté par l’éveil de l’aube. En fait l’alpinisme ce n’est pas si dur.
La corde se tend, c’est le signal convenu pour que vous puissiez franchir ce ressaut rocheux en étant assuré, vous croyez apercevoir le sommet derrière, alors qu’habilement dissimulé à l’abri des regards il se tient en arrière plan, et vous ne distinguez que le haut du relief à surmonter en haut duquel le guide vous attend.
C’est étonnant, vous n’avez pas faim alors que vous marchez depuis déjà quatre heures, vous vous félicitez d’avoir repris trois fois de la soupe lors du repas, elle était bien meilleure que celle des camps scouts même si le père Guy rajoutait de la salsepareille. Et comme on peut se resservir autant de fois qu’on le veut, la satiété est garantie.
La corde se tend, cette fois vous rejoignez un petit groupe d’individus qui vous congratulent, partout autour du point de regroupement la pente s’affaisse. La rapide phase de déduction qui suit vous pousse à croire que vous êtes au sommet, instinctivement vous cherchez votre téléphone pour envoyer le message qui apportera joie et félicité dans votre foyer en omettant que dans ce vaste massif, la couverture réseau est médiocre. Vous vous consolez en prenant un autoportrait en ayant soin d’ôter vos doigts de l’objectif. Le nom des sommets alentours oublié vous amorcez la descente qui conduit à la réconfortante collation consacrant la réussite de cette audacieuse ascension. Cette fois vous êtes devant, maitre de votre destin, libre du rythme de vos pas, la corde ne se tend plus.