• Mountain guide's office

    « Quand on a que les jambes... et du coeur »

    Texte publié par le guide Jean-Charles Perrier

    « Alain a des problèmes de vue… ». C’est en ces termes qu’au téléphone un ami guide me présente Alain, sans plus de détails. Dans quelques jours je dois l’emmener faire le Mont-Blanc à skis.
    Quand je récupère Alain chez lui,dans un petit village proche de Gap, je ne remarque rien d’anormal. Même pas une paire de lunettes sur le visage.
    En route pour Chamonix !
    Dans la voiture on parle de tout sauf évidemment de ses « problèmes de vue ». Nous arrivons vers midi ce jour de juin 2008 et rallier le refuge des Cosmiques par la benne ne va pas nous prendre bien longtemps. Il fait grand beau . Je propose un petit pique-nique au bord du lac des Gaillands. On sera aux premières loges pour observer la face.
    Aussitôt dit, aussitôt fait, je suis déjà en train de déballer mon sandwich, assis au bord du lac, lorsque je vois Alain approcher à petits pas hésitants.
    « Vient t’asseoir Alain ! » Et c’est finalement d’un pas décidé qu’Alain me rejoint et se jette de bon cœur dans le lac (heureusement peu profond) son pique-nique à la main.
    « Alain a des problèmes de vue ... » ... Ah oui !
    Ce Mont-Blanc à ski se déroulera à merveille et j’y ferai mes premiers pas, mon apprentissage, dans la conduite d’Alain, alpiniste et skieur au talent aussi étonnant qu’exceptionnel, aveugle, ou presque.
    Ah oui, tout s’est déroulé comme sur des roulettes (ou sur des skis) jusqu’à l’arrivée de la télécabine de l’Aiguille au retour. Séparés par la foule compacte dans la benne je n’ai pas le temps d’attraper Alain à la sortie. Je me retourne, je ne le vois plus. Quelques secondes puis un grand fracas ! Alain a sauté pieds joints dans la fosse de la benne voisine, profonde de 2m, ses skis à la main.
    Pas de mal ! Il est solide.
    Alain est atteint de rétinite pigmentaire, une maladie génétique de la rétine. En lumière oblique ou fortement contrastée, il n’y voit plus rien. Pas beaucoup d’espoir d’inverser un jour la tendance, mais un moral d’enfer !
    7 mai 2018, après 10 années à arpenter ensemble une multitude de massifs alpins et de couloirs (c’est le ski de couloir qu’il préfère Alain, neige lisse, pas d’arbres, pas de bosses.) on décide de clôturer cette saison par le Pelvoux et sa traversée.
    Dimanche matin en débarquant à Ailefroide il pleut. Garés à côté de nous, Shams, un jeune guide et ses amis hésitent, réfugiés dans leur van.
    « Je suis passé voir l’ingénieure météo à Briançon, demain matin y’a une fenêtre... »
    Convaincus par ma foi mystique dans la déesse prévisionniste aux yeux bleus que j’ai rencontrée la veille, ils se mettent en route. Et nous aussi. En chemin on croise une troupe de malheureux qui ont fait ½ tour dans le Coolidge sous les assauts conjugués du brouillard et de la neige. On compatit, on pleure un peu avec eux...et on continue.
    Plus haut c’est Gilles, un collègue guide du Bureau des Écrins qui redescend à ski sous le refuge avec son client. Eux aussi on fait ½ tour ce matin. « Allez, remontez avec nous demain il fait beau ! »
    Conciliabule entre le guide et son client...
    Une demi-heure plus tard alors qu’avec Alain nous poursuivons notre (longue) montée vers le refuge du Pelvoux, je jette un coup d’œil vers le bas, Gilles et son client n’ont pas bougé, ça doit cogiter dur...
    Ils feront finalement ½ tour et seront de la partie eux aussi le lendemain.
    Ah, le refuge du Pelvoux ! Lieu magique, si joliment perché. Magie que l’on doit aussi à Damien son gardien, chef 3 étoiles et fin connaisseur des choses de la haute montagne. Nous sommes donc 7 à partager son intimité chaleureuse ce soir-là.
    La journée du lendemain me donnera raison, heureusement. Il fait beau, les conditions sont excellentes ou presque.
    Avec Alain nous arrivons les premiers au sommet et sommes donc les premiers à nous engager sur le glacier des Violettes. Pas une trace. Photo à l’appui, Damien m’a montré le passage à suivre, tout à ski, au cœur des séracs. Ce matin je prends la mesure de cette partie de l’itinéraire que je sous-estimais un peu. Raide, mais pas trop... comme j’aime finalement ! Et cette délicieuse incertitude d’un cheminement complexe, sinueux qui se dévoile peu à peu et met l’intuition et tous les sens en alerte.
    Arrivés au pré de Madame Carle vers 11 h, on décide avec Alain de remonter au refuge du Glacier Blanc. On a fait du beau ski, on en redemande !
    Le flux se sud-ouest est reparti de plus belle, le ciel se couvre, mais il fait chaud. On arrive au refuge juste avant la pluie. Nico nous attend dehors, en short, comme à son habitude. Nico c’est le gardien de ces lieux, autre personnage mythique de cette partie des Écrins, qui veille sur le Glacier Blanc avec sa sympathique petite famille. Nous sommes seuls ce soir là. Il faut dire qu’avec ce printemps à la météo capricieuse ils n’ont encore pas vu passer grand monde là-haut.
    En montant j’ai repéré le couloir sud de la pointe Cézanne. De loin il a l’air blanc et lisse... parfait pour demain ?
    Mardi 8 mai, départ à 5 h. Trop tôt . L’eau de fonte a eu raison de nos intestins fragiles. Un peu malades, les multiples arrêts pour soulager la misère débordante de nos viscères encombrés auraient dû nous porter à l’entrée du couloir au moment propice. Eh bien non, c’est du carrelage qui nous attend et le carrelage à 45 degrés, c’est traître ! Alors on s’assoit au soleil à l’entrée du couloir et on attend, on discute. Au bout d’une heure on s’impatiente, le temps vire aux nuages alors on y va. C’est toujours du carrelage, on skie 80 m. Stop ! On déchausse, on met vite les crampons. La suite se fera à pied. Ainsi va la vie, les jours se succèdent, différents...
    Alain aurait très bien pu faire encore quelques virages dans ce couloir en neige béton.
    C’est un bien meilleur skieur de pentes raides que moi !